Oil, une expérience artistique
Peut-on mesurer le degré de folie qui préside au bon fonctionnement de notre normalité ?
J’ai réalisé dans mon jardin en France, une série de photographies à partir de la bassine contenant la vidange de ma vielle Citroën. Comme souvent les expériences artistiques arrivent par la petite porte, sans s’annoncer. Je cherchais un carré de neige blanc pour poser ma bassine d’huile et je suis allé sur le bord de la rivière parce que la neige y était restée vierge. J’ai
d’abord photographié la dite bassine sans y penser, histoire de régler mon appareil photographique. J’ai aimé cette image pour ce qu’elle disait d’une de mes obsessions : la confrontation des échelles de temps. L’huile de vidange avec ses 800 millions d’années – le temps qu’il a fallu pour la création de mes quelques litres d’énergie fossile – confrontée à l’éphémère : mes pas dans la neige, la bassine chinoise, les milliers d’heures de conduite qui m’ont porté jusqu’en Italie. Le carré noir dans la neige par ailleurs est comme un appel à plonger dans le trou, plonger dans l’abîme ouvert par les temps immémoriaux pour rejoindre un jardin qui ne peut être que mythologique, celui de Perséphone par exemple. En tournant autour de cet objet familier, j’ai vu aussi qu’il faisait un formidable miroir noir et j’ai commencé à saisir, au fond de la bassine bleue, les nuages, les dernières feuilles d’automne, les boules de gui…
Plus tard, au printemps, j’ai continué à utiliser ce miroir qui n’est pas sans relation avec celui dit « de Claude Lorrain » avec lequel on regardait jadis la nature pour la voir avec plus de nuances, plus de profondeur romantique. Je suis allé sur une île de la rivière avec ma bassine et j’ai photographié la canopée, puis, peu à peu, les fleurs d’agréments et les herbes sauvages
de mon nouvel « exil intérieur ». La surface de mon miroir est mouvante et on peut le pénétrer si bien qu‘il permet d’imbriquer à l’intérieur de la photographie une pluralité d’espaces : l’espace dans le reflet, l’espace à la surface, l’espace à l’intérieur de l’huile, l’espace autour de la bassine etc. C’est autour des pétales d’un bouton d’or que j’ai vu surgir un reflet inattendu : l’huile fait un bord arrondi le long des pétales et, comme un miroir convexe, reflète ce qui est en dehors, autrement dit le « hors champ » de la photographie. C’est une des idées les plus récurrentes de l’art pictural : l’image dans l’image, la fenêtre qui laisse deviner un jardin, le coffre entrouvert sur le quel les personnages se penchent et dont on ne saura jamais le contenu, le reflet sur la cuirasse qui montre confusément un élément extérieur à la scène… une porte ouverte vers l’intime et le secret où se cache parfois la clef des idées de l’artiste devenant un « détail emblème de la représentation » 1 Le plus souvent cet élément est imprécis, parfois même il se révèle après une longue observation de l’œuvre d’art. En grossissant au millième le petit reflet des bulles perdues dans l’huile - comme ceux au bord des pétales du bouton d’or - on voit les nuages, un oiseau, quelques fleurs perdues dans le hors champ et un trou noir : l’objectif de mon appareil au milieu de mon visage.
D’un certain point de vue, je vois le monde en noir et blanc avec une infinité de nuances de gris. C’est pour cela que la couleur me saute aux yeux. Je lève ma main pour la voir au milieu du ciel azur et je me dis : c’est vrai que le bleu existe, c’est formidable. Dans le fond de mon jardin, il y a un rideau de peupliers trembles qui scintille du très blanc au vert intense. C’est une illusion de croire que la lumière éclaire les couleurs des objets, qu’elle les révèle. La couleur est lumière, la couleur est nichée dans les rayons de soleil : ce sont les objets qui nous révèlent le prisme coloré des rayons bombardés par le soleil. Les couleurs saturent l’espace en rayons invisibles qui éclatent en multitude devant nos yeux. Le vert des champs a donc traversé la galaxie pour venir se perdre dans les vibrations de notre nerf optique. Les couleurs de ma bassine sont liées par les effets de l’huile, elles sont comme attachées l’une à l’autre et au premier mouvement d’air les nuances se mélangent d’une manière étonnante provoquant une étrange dilution du vivant dans le visible. On dirait que ma bassine s’est transformée en peintre, je me penche sur elle pour faire mes premières photographies que je baptise « à l’huile. » Pour exagérer les effets et profiter de ce liant improvisé, je souffle sur la surface, sans comprendre une fois encore que ce dernier geste accorde une nouvelle dimension à l’expérience : l’esprit (spiritus, le souffle en latin) enfin se joignant à la composition qui doit autant au hasard qu’à la sur-présence de l’homme là même où il ferait peut-être mieux de ne pas trop se répandre.
On sait que les huiles minérales sont essentiellement composées de carbone ; que c’est ce même élément qui est fixé par les plantes lors de la photosynthèse. Ce processus contribue d’une part à la fabrication des énergies fossiles d’autre part à la vie sur terre. On sent bien qu’en touchant, pour des raisons aussi futiles que la croissance économique, à la circulation des cycles majeures de la planètes on entre dans un jeu qui n’est pas à notre mesure et dont le prix à payer risque d’être à la mesure de notre démesure : là encore, inimaginable. Chaque jour, environ 90 millions de barils de pétrole sont consommés sur la planète. Plus de la moitié de ce pétrole est brûlé dans les moteurs des véhicules: voitures, camions, tracteurs, avions... Cette extraordinaire utilisation des énergies – c’est le moins que l’on puisse dire – non renouvelables pour les besoins de trois ou quatre générations répand dans l’atmosphère le carbone, péniblement fixé par les plantes depuis des millions d’années. Les conséquences pour l’environnement sont désormais abondamment connues et commentées, on pourrait les dire et les redire encore mais combien de temps faudra-t-il pour que nous commencions à croire ce que nous savons, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Dupuy ? 2 Peut-on mesurer le degré de folie qui préside au bon fonctionnement de notre normalité ? Mes « photographies à l’huile » en dernier ressort cherchent à saisir un monde où la réalité ne semble pas affleurer à la surface des apparences.
Comme un enfant hypnotisé par un kaléidoscope, je m’abîme le regard dans les jeux infinis des reflets. L’odeur acre de la vidange de ma voiture rend l’observation difficile. Un banal souvenir d’enfance me revient finalement ; je revois la cabane en pierre – le « toit » dit-on dans le Poitou – où l’on entreposait les huiles et les essences agricoles, cet endroit obscur où j’aimais rêver sans comprendre pourquoi je ressentais une telle fascination pour ces murs enduits de noir brillant, ces torchons sombres et ces cuves tellement en opposition avec l’environnement proche : les champs de blé, la luzerne et les foins. Je pose à la surface de l’huile un bouton d’or et son « incarnat jaune » devient intense une fraction de seconde, avant de disparaître rapidement dans l’ultra noir industriel. Je l’ai à peine vu : seul mon appareil a saisi l’instant où il bascule, où la goutte noire l’entoure et commence à ourler sur le bords des pétales avant de les engloutir dans la boue, l’or se transférant alors dans la boite noire contre mon œil. Je suis au bord du Clain et je regarde encore une fois la bassine d’huile de vidange de ma vieille Citroën. Mon Nikon enregistre comme il peut ce qui se joue ici : voici le jardin, voici la lumière, voici les millions d’années et voici l’imbécillité tenace des Homo Sapiens au milieu du grand tout.
New York, avril 2015
1- Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Daniel Arasse, (1992)
2 - Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Jean-Pierre Dupuy
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