Le mauvais génie
J'ai ramassé dans la vallée de l'Hudson - cette fois-ci voir Stone Puzzles - quelques pierres sur le chemin toujours en suivant la même simple idée : elles tiennent dans ma main et elles sont belles. Certaines viennent d'une carrière désaffectée à Cold Spring (Nord de New York), d'autres ont été retirées d'un trou dans un chantier de construction à Manhattan. Les premières, parait-il, sont des pegmatites, c'est à dire des granites "composites" (en latin "pegma" signifie "assembler"), avec leurs taches noires intenses qui sont comme des dessins au charbon, elles stimulent l'imagination. Les secondes ont des reflets verts et des éclats argentés impressionnants, de plus, elles sont constituées essentiellement de fer et donc elles somt ferromagnétiques. Contrairement à mes pierres de Toscane, ces roches de l'Hudson Valley ont été séparées de la croute terrestre non par l'action du temps mais à coup de dynamite et de marteau piqueur.
J'assemble ces débris par deux ou trois et j'en fais des sculptures quoique ce mot soit un peu exagéré pour de simples assemblages : c'est l'art qu'on fait en marchant ou bien assis sur un talus et qu'on abandonne le plus souvent sans y penser. J'ajoute parfois des verres polis trouvés dans la rivière ou un morceau de carton sale. Je décide en outre que chaque assemblage aura au moins une pierre anthropomorphe.
À dire vrai, je cherche non pas à montrer des visages en forme de pierres mais plutôt à pointer du doigt ma propre paréidolie. Cette capacité à voir des visages partout - et même plus exactement à voir des yeux partout- est, selon la science, un trait génétique : nous l'avons inscrit en nous. "Le cerveau structure son environnement en permanence, quitte à transformer les informations fournies par la rétine en objets connus. La paréidolie exprime la tendance du cerveau à créer du sens par l'assimilation de formes aléatoires à des formes référencées" disent les spécialistes (1). De mon point de vue, c'est une tendance assez problématique de l'espèce humaine parce qu'elle témoigne de notre désir de nous voir présent en permanence notamment dans la nature. Et puis, il faut bien l'admettre, de l'image au signe il n'y a qu'un pas que nous franchissons religieusement, nous répandant abondamment comme une nappe de pétrole au cours d'une marée noire : les nuages et les pierres ont des yeux, c'est donc bien que nous voyons des dieux qui nous regardent. (2)
Il m'arrive de penser que "la paréidolie est un mauvais génie de l'anthropocène". J'aime bien prononcer cette phrase parce qu'elle est pédante, elle semble creuse et pourtant elle signifie quelque chose de profond désignant un état qui est par ailleurs le symptôme d'un combat perdu d'avance, génétique oblige : je me projette comme tous les homo sapiens dans le paysage ainsi d'ailleurs que dans les animaux et malgré ma prise de conscience, je continue à le faire dans mon art. On pourrait en effet répéter la proposition avec le mot "prosopopée" qui est assez savant aussi : la prosopopée est aussi un mauvais génie de l'anthropocène. Pour le dire en termes provocateurs : il est grand temps de tuer Mickey, de ne plus faire parler les animaux, de ne plus voir de monstres fumants dans les cumulonimbus, de fermer enfin les yeux des dieux. Bref, retirons-nous un peu puisque nous sommes désormais la cause de tout jusqu'à la forme des nuages et la silhouette des arbres. Une pierre, que diable, est une pierre, l'avenir est à la tautologie.
Est-ce que je peux formellement réussir à pointer ma propre incapacité à ne pas me projeter dans le paysage ? C'est, à dire vrai, un jeu d'équilibriste qui ne tient pas longtemps et je ne sais plus trop si je fais l'intellectuel inquiet ou tout simplement l'enfant. À la fin, de guerre lasse, j'admets que c'est quand même bien les pierres qui ont des têtes de bonhomme. Je les assemble pour la beauté du geste et parce que je suis heureux de rendre hommage à ces formes simples au point de leur créer un écrin, des photos "tirage grand luxe" et des dessins au fusain qui racontent un peu leur histoire. Je convoque tant bien que mal mes connaissances scientifiques et je bricole une science-fiction à l'aide du carbone et des fantômes du paysage : il était une fois l'espace temps avec des ondes qui traversaient un piton rocheux, puis vinrent des marteau-piqueurs et c'est alors que des êtres de pierre surgirent.
Dominique Robin, février 2019, New York
(1) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Paréidolie
à lire aussi :
Ce projet de création et d'exposition a obtenu la bourse du Ministère de la Culture (DRAC Aquitaine)
ainsi que celle de la Région Aquitaine dite "Actions innovantes"
Dominique Robin: Stone Puzzles from Tuscany’s Valdarno
and N.Y.’s Hudson Valley
Opening Thu, Mar 28, 2019, 6:00 pm to 8:00 pm
Exhibit continues through May 8.
Gallery hours: 9:30 am–5:30 pm (Monday–Friday)